Publié : 11 nov. 2011 10:17
Interview Cammas dans LE TEMPS
Alicante, 400 000 habitants, Costa Blanca, province de la Communauté de Valence, et son littoral bousillé par des clapiers pour touristes suisses et belges. Mais aussi Alicante et sa forteresse moyenâgeuse, sa vieille ville aux ruelles garnies et fourmillantes. Enfin, Alicante et son magnifique port, où s’était installé le village-départ de la Volvo Ocean Race – course autour du monde en équipages avec escales – 11e édition. Six monocoques, six monstres marins engagés (voir encadré), partis samedi dernier pour 9 étapes et 39 000 milles nautiques. L’un d’eux, Abu Dhabi Ocean Racing, a déjà dû rentrer au bercail afin de remplacer un mât puis est reparti hier, tandis que le projet chinois Team Sanya, malmené dans l’Atlantique, s’est retiré de la première manche.
Triple vainqueur de la Transat Jacques-Vabre, une fois de la Route du Rhum, détenteur du Trophée Jules-Verne (record du tour du monde à la voile), le skipper français Franck Cammas, 39 ans, y participe pour la première fois de sa carrière sur Groupama 4. Et occupe déjà la tête après un joli coup tactique: longer la côte marocaine au plus près pour profiter des alizés, ce qui faisait glousser ses rivaux anglo-saxons… Rencontre avec un géant de la voile.
Le Temps: Ces bateaux VOR 70 sont-ils, comme on le prétend, des monocoques extrêmes? Certains parlent même de rodéo sur l’eau en évoquant la course…
Franck Cammas: Effectivement, ce sont les monocoques les plus puissants et rapides au monde, le record des 24 heures en VOR 70 étant établi à 600 milles nautiques. On se rapproche de la vitesse des multicoques grâce, notamment, à une quille qui représente la moitié du poids du bateau [7,4 tonnes sur 14,5] et se bascule de 40 degrés au vent. Mais, contrairement aux multis, ces monocoques ne sont pas «aériens». Ils s’enfoncent vraiment dans l’eau en avançant.
– Est-ce là la distinction essentielle en regard des multicoques?
– Oui, avec un corollaire: par grosse mer, alors que l’on ralentit un multi, on continue au contraire à pousser ces VOR 70, simplement parce que le risque de chavirage n’existe pas, y compris par des vitesses de 25 à 30 nœuds. Ça donne l’impression de vivre sur le flotteur d’un multicoque sous le vent, donc avec beaucoup d’eau sur le pont. Souvent, on se demande si on se trouve sur ou sous l’eau!
– Au plan humain et psychologique, que signifie le fait de diriger un équipage de dix hommes?
– Pour une course aussi longue et pointue, chaque skipper a besoin de spécialistes très bons et très fins dans chaque domaine de la performance. Il s’agit bien d’une super-aventure, mais aussi d’une super-course qui exige de l’excellence jusque dans les plus petits détails. Chacun doit accomplir parfaitement son job particulier. Disons que c’est un peu plus «militaire» qu’un Trophée Jules-Verne, et que moi, j’essaie d’assurer le casting puis de coordonner les actions. Je sais qu’à bord j’ai des cadors dans leur rôle et moins de gens possédant une vision globale de la course qu’en multicoque. Ici, tout est millimétré.
– Précisément, comment le skipper gère-t-il un équipage de spécialistes?
– Ça passe d’abord par la tête. Rester motivés que l’on soit derniers ou premiers, naviguer de la même façon quoi qu’il arrive. Mon travail consiste à imprimer cette dynamique de groupe, quelles que soient les circonstances de course, pour que l’équipage donne tout le temps le meilleur de lui-même et évite les coups de mou qui peuvent coûter une étape. C’est un état d’esprit, à moi de servir de référence, de guider les hommes dans ce sens. A certains moments, je devrai aussi opérer des choix qui ne seront pas unanimes. On ne peut pas à la fois faire de la démocratie et décider d’une option rapidement. Après, ceux qui seraient en désaccord doivent être mentalement capables de s’y plier au nom du groupe.
– Avoir des adversaires autour de soi change beaucoup par rapport à une tentative de record?
– On est carrément à l’opposé d’un «contre-la-montre»! Disputer une régate à plusieurs constitue le meilleur moyen de savoir si la stratégie déterminée s’avère bonne ou mauvaise. Quand on navigue seul, on ne le saura jamais puisqu’on ignore ce qui serait advenu de l’autre côté du plan d’eau… Là, au terme de chaque étape, on peut compter nos erreurs et celles des concurrents. En gros, celui qui en aura commis le moins remportera la Race, car personne n’est apte à naviguer à la perfection sur neuf mois de compétition. Il faut juste essayer d’être moins mauvais que les autres, lesquels représentent une valeur-étalon bien supérieure à un simple chronomètre.
– La course par étapes permet-elle de mieux analyser les situations et de progresser de régate en régate?
– Ah oui! Repartir ensemble après chaque escale est absolument génial. Comme si on alignait neuf Routes du Rhum d’affilée! Une étape est vécue telle une nouvelle transat qu’on peut gagner ou perdre, au contraire d’un Vendée Globe où ça se décante en général à l’issue du passage du cap de Bonne-Espérance.
– Depuis sa création en 1973, la Whitbread devenue Volvo Ocean Race en 2001 a déploré plusieurs disparitions de marins passés par-dessus bord, le dernier en 2006. La sécurité hante-t-elle l’esprit du skipper?
– Toujours. Ramener tous les hommes sains et saufs passe par-delà la performance. Sur ces monocoques puissants, le principal risque est l’homme à la mer, aucun doute là-dessus. Cela à l’inverse des multicoques, où l’on ne craint guère que le chavirage. Parfois, il y a tellement d’eau sur le pont de ces VOR 70 qu’il s’agit de traverser une rivière en furie avant de pouvoir accéder à la barre. Je vous assure qu’il faut s’accrocher ferme! Le plus important: ne jamais oublier ce danger permanent ni relâcher la vigilance, car c’est alors que les accidents stupides se produisent.
– Avec vous et Groupama 4, la France fait son retour sur la Volvo Ocean Race après une absence de dix-huit ans. Pourquoi?
– Le public français adore la voile, mais surtout à travers des épreuves en solitaire – Vendée Globe, Route du Rhum. Celles-ci ont quelque peu phagocyté le reste de la course au large. Dès lors, l’orientation des skippers tricolores s’en trouve influencée. En plus, la logistique d’une personne seule revient nettement moins cher aux sponsors. Je crois que si un marin a l’envie de se battre au plus haut niveau – ce qui m’apparaît naturel chez un sportif – il faut disputer des courses internationales en équipages. Or, la référence unique existant en la matière, c’est la «Volvo».
Alicante, 400 000 habitants, Costa Blanca, province de la Communauté de Valence, et son littoral bousillé par des clapiers pour touristes suisses et belges. Mais aussi Alicante et sa forteresse moyenâgeuse, sa vieille ville aux ruelles garnies et fourmillantes. Enfin, Alicante et son magnifique port, où s’était installé le village-départ de la Volvo Ocean Race – course autour du monde en équipages avec escales – 11e édition. Six monocoques, six monstres marins engagés (voir encadré), partis samedi dernier pour 9 étapes et 39 000 milles nautiques. L’un d’eux, Abu Dhabi Ocean Racing, a déjà dû rentrer au bercail afin de remplacer un mât puis est reparti hier, tandis que le projet chinois Team Sanya, malmené dans l’Atlantique, s’est retiré de la première manche.
Triple vainqueur de la Transat Jacques-Vabre, une fois de la Route du Rhum, détenteur du Trophée Jules-Verne (record du tour du monde à la voile), le skipper français Franck Cammas, 39 ans, y participe pour la première fois de sa carrière sur Groupama 4. Et occupe déjà la tête après un joli coup tactique: longer la côte marocaine au plus près pour profiter des alizés, ce qui faisait glousser ses rivaux anglo-saxons… Rencontre avec un géant de la voile.
Le Temps: Ces bateaux VOR 70 sont-ils, comme on le prétend, des monocoques extrêmes? Certains parlent même de rodéo sur l’eau en évoquant la course…
Franck Cammas: Effectivement, ce sont les monocoques les plus puissants et rapides au monde, le record des 24 heures en VOR 70 étant établi à 600 milles nautiques. On se rapproche de la vitesse des multicoques grâce, notamment, à une quille qui représente la moitié du poids du bateau [7,4 tonnes sur 14,5] et se bascule de 40 degrés au vent. Mais, contrairement aux multis, ces monocoques ne sont pas «aériens». Ils s’enfoncent vraiment dans l’eau en avançant.
– Est-ce là la distinction essentielle en regard des multicoques?
– Oui, avec un corollaire: par grosse mer, alors que l’on ralentit un multi, on continue au contraire à pousser ces VOR 70, simplement parce que le risque de chavirage n’existe pas, y compris par des vitesses de 25 à 30 nœuds. Ça donne l’impression de vivre sur le flotteur d’un multicoque sous le vent, donc avec beaucoup d’eau sur le pont. Souvent, on se demande si on se trouve sur ou sous l’eau!
– Au plan humain et psychologique, que signifie le fait de diriger un équipage de dix hommes?
– Pour une course aussi longue et pointue, chaque skipper a besoin de spécialistes très bons et très fins dans chaque domaine de la performance. Il s’agit bien d’une super-aventure, mais aussi d’une super-course qui exige de l’excellence jusque dans les plus petits détails. Chacun doit accomplir parfaitement son job particulier. Disons que c’est un peu plus «militaire» qu’un Trophée Jules-Verne, et que moi, j’essaie d’assurer le casting puis de coordonner les actions. Je sais qu’à bord j’ai des cadors dans leur rôle et moins de gens possédant une vision globale de la course qu’en multicoque. Ici, tout est millimétré.
– Précisément, comment le skipper gère-t-il un équipage de spécialistes?
– Ça passe d’abord par la tête. Rester motivés que l’on soit derniers ou premiers, naviguer de la même façon quoi qu’il arrive. Mon travail consiste à imprimer cette dynamique de groupe, quelles que soient les circonstances de course, pour que l’équipage donne tout le temps le meilleur de lui-même et évite les coups de mou qui peuvent coûter une étape. C’est un état d’esprit, à moi de servir de référence, de guider les hommes dans ce sens. A certains moments, je devrai aussi opérer des choix qui ne seront pas unanimes. On ne peut pas à la fois faire de la démocratie et décider d’une option rapidement. Après, ceux qui seraient en désaccord doivent être mentalement capables de s’y plier au nom du groupe.
– Avoir des adversaires autour de soi change beaucoup par rapport à une tentative de record?
– On est carrément à l’opposé d’un «contre-la-montre»! Disputer une régate à plusieurs constitue le meilleur moyen de savoir si la stratégie déterminée s’avère bonne ou mauvaise. Quand on navigue seul, on ne le saura jamais puisqu’on ignore ce qui serait advenu de l’autre côté du plan d’eau… Là, au terme de chaque étape, on peut compter nos erreurs et celles des concurrents. En gros, celui qui en aura commis le moins remportera la Race, car personne n’est apte à naviguer à la perfection sur neuf mois de compétition. Il faut juste essayer d’être moins mauvais que les autres, lesquels représentent une valeur-étalon bien supérieure à un simple chronomètre.
– La course par étapes permet-elle de mieux analyser les situations et de progresser de régate en régate?
– Ah oui! Repartir ensemble après chaque escale est absolument génial. Comme si on alignait neuf Routes du Rhum d’affilée! Une étape est vécue telle une nouvelle transat qu’on peut gagner ou perdre, au contraire d’un Vendée Globe où ça se décante en général à l’issue du passage du cap de Bonne-Espérance.
– Depuis sa création en 1973, la Whitbread devenue Volvo Ocean Race en 2001 a déploré plusieurs disparitions de marins passés par-dessus bord, le dernier en 2006. La sécurité hante-t-elle l’esprit du skipper?
– Toujours. Ramener tous les hommes sains et saufs passe par-delà la performance. Sur ces monocoques puissants, le principal risque est l’homme à la mer, aucun doute là-dessus. Cela à l’inverse des multicoques, où l’on ne craint guère que le chavirage. Parfois, il y a tellement d’eau sur le pont de ces VOR 70 qu’il s’agit de traverser une rivière en furie avant de pouvoir accéder à la barre. Je vous assure qu’il faut s’accrocher ferme! Le plus important: ne jamais oublier ce danger permanent ni relâcher la vigilance, car c’est alors que les accidents stupides se produisent.
– Avec vous et Groupama 4, la France fait son retour sur la Volvo Ocean Race après une absence de dix-huit ans. Pourquoi?
– Le public français adore la voile, mais surtout à travers des épreuves en solitaire – Vendée Globe, Route du Rhum. Celles-ci ont quelque peu phagocyté le reste de la course au large. Dès lors, l’orientation des skippers tricolores s’en trouve influencée. En plus, la logistique d’une personne seule revient nettement moins cher aux sponsors. Je crois que si un marin a l’envie de se battre au plus haut niveau – ce qui m’apparaît naturel chez un sportif – il faut disputer des courses internationales en équipages. Or, la référence unique existant en la matière, c’est la «Volvo».